Une gamelle, et tout revient
- Olivier Vojetta
- 3 days ago
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Chronique douce-amère d’un tournoi de baby-foot au bout du monde. Par Olivier Vojetta.

C’était un samedi soir de tournoi. Un samedi soir au RSL de Forrestville, là-bas, tout au nord de Sydney, derrière le pont, au-delà de mes habitudes. Le genre de lieu qu’on ne fréquente jamais sans raison, un de ces endroits qui ressemblent à une parenthèse, et qui pourtant vous rattrapent par surprise. Il aura suffi d’un mot. Une “gamelle”, prononcée au baby foot d’à côté, puis une “pissette” dans l’euphorie d’un autre but à raccroc, un “râteau” au fond d’un long soupir. Et voilà tout un vocabulaire qui ressurgit. Non, mieux : un monde. Pas celui de la géographie, mais celui du temps. Et je me suis retrouvé ailleurs. Années quatre-vingt-dix. Toul, Meurthe-et-Moselle. Toul-les-boules, comme on disait. Le troquet du midi, celui près du lycée Majorelle, là où on allait tuer l’heure de pause, entre deux cours de philo ou un TP de physique. On commandait un café-rhum pour se donner l’impression d’être grands, et on se collait aux poignées du baby-foot, comme d’autres s’agrippent à un mât en pleine tempête. Chaque midi, c’était le même rituel : faire des bandes pour la grâce et la gloire, aller à pêche encore et encore, et puis les cris, les rires trop forts. Le gris des bâtiments, les vitres embuées, l’odeur de tabac froid et de café serré. Et ce lexique, comme une langue commune, un petit argot de survie : gamelle, râteau, pissette, fanny au bar. Des mots qui n’étaient à personne et qui nous appartenaient tous. Des mots d’enfance. Et puis, Forrestville. Hier. Deuxième Tournoi des Cendres. Organisé par Olivier Starck. Trente équipes, deux divisions. Les règles internationales appliquées avec le sérieux des grandes occasions. Les balles, cette fois, ne sont plus en liège. Pas tout à fait en plastique non plus. Une matière hybride, un peu traîtresse, plus glissante. Il faut s’adapter. Ce que je fais. Mal. Mais ce n’est pas grave. Parce que l’essentiel est là : les matchs qui s’enchaînent, les bières qui descendent, les blagues, les cris de victoire, les mauvais perdants attendrissants. Il y en a très peu. Et puis lui. Olivier Starck. Un autre Olivier. Champion de baby-foot en France autrefois. L’homme est dans sa bulle. Il ne parle pas beaucoup, mais son poignet parle pour lui. Pas de snakes, ces tirs enroulés venus d’un autre monde, mais des frappes nettes, précises, chirurgicales. Le genre de mec qui vous bat sans transpirer. Et qui vous sourit en prime. Avec défiance et une certaine joie de gagner difficilement dissimulable, mais on ne peut plus calme, contrôlée, pas m’as-tu-vu. Ce n’est pas le genre de la maison Starck. La soirée défile, jusqu’à la finale. Une finale qu’on croyait jouée d’avance. Et qui se tend, comme dans un film de Woody Allen. Match point. Ce moment suspendu : la balle touche la bande blanche du filet, hésite, puis tombe. D’un côté. Pas de l’autre. Et tout change. Hier soir, la vie est tombée du côté d’Olivier. Olivier S., je précise - il y avait beaucoup d’Olivier dans la salle. Non pas qu’on était à Marseille, non. Mais il y avait des herbes de Provence sur le balcon, grillées, fumées, partagées dans la tiédeur de l’hiver austral. Et Olivier S. a râlé. Sorti un instant de sa bulle, comme s’il revenait d’un autre match. Mais pas pour longtemps. Il est retourné à son baby, et au micro, concentré. Et moi, j’étais là. Dans ce moment suspendu entre passé et présent. Avec Sébastien Bireche (dit Bibi), Éric Salinas (dit Sali), et tous les autres, et moi, surnommé Voji, et les râteaux, les pissettes. Avec Majorelle, les cafés-rhum, le troquet du midi (le “Rigny” pour les copains d’alors qui lisent cette chronique). Avec tous ces visages flous d’une adolescence en noir et blanc. Je croyais tout cela perdu. Mais hier, dans un club d’anciens combattants australiens, tout m’est revenu. D’un coup. Comme une balle qui rebondit contre la paroi, repart dans l’axe, et rentre en pleine lucarne, avant de faire une belle gamelle. CQFD.
Merci Olivier S. Et vivement la belle.
OLIVIER VOJETTA


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