The Deceptions : Au Panthéon des livres qui m’ont le plus touché
Toute vérité est-elle bonne à dire ? Auriez-vous le courage de dire à un enfant émerveillé la veille de Noël que le Père-Noël n’existe pas ? Auriez-vous le courage de dire à un mourant sur son lit de mort que le paradis n’existe pas non plus ?
Toute vérité est-elle bonne à dire ? C’est la grande question que nous pose le dernier roman de Suzanne Leal, The Deceptions.
Alors bien sûr la vérité et les secrets qui l’habillent sont depuis longtemps un terreau très fertile de la littérature. Mais le texte de cette écrivaine franco-australienne a cela d’original qu’il inscrit ces vérités tourmentées et ces secrets étranglants au moment des heures les plus sombres de la deuxième guerre mondiale. À un moment de l’histoire où les juifs de Tchécoslovaquie se font “transporter” vers un ailleurs dont très peu reviendront. À un moment de l’histoire où les gens feraient l’impossible et même l’inimaginable pour pouvoir se sauver. Au delà des valeurs qui les habitent, des lois qui les régissent. Alors oui, la jolie Hana Lederova va faire croire au gendarme Karel Kruta qu’elle l’apprécie et que c’est pour ça qu’elle couche avec lui jour après jour alors qu’en fait tout n’est chez elle que mensonge et manipulation pour qu’il la prenne sous son aile et la sauve des trains de la nuit, ces convois de la mort. C’est pour moi, la première et sans doute la plus grande “deception” de ce livre - autrement dit “tromperie” ou “mensonge” en français dans le texte. Le mensonge en tout cas qui entraînera tous les autres, comme dans un jeu de dominos. La vérité émergera-t-elle au final des cendres de ce mensonge? Rien n’est moins sûr. Mais ce qui est sûr c’est que pour moi The Deceptions est le livre du “grand Malgré tout”. Et ce n’est sans doute pas par hasard que Suzanne Leal m’a confié lors de notre première rencontre à quel point elle aimait la langue de Goethe: Trotzdem est le terme allemand pour le dire, le meilleur mot pour signifier cette chose qui ne signifie pas uniquement “malgré tout”, mais connote “malgré ça ou cela”, voire “malgré lui”, et résume plus largement les sentiments et les forces souterraines qui animent les personnages de ce livre bouleversant.
Je terminerai en disant que je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Franz Kafka en lisant les pages de Suzanne Leal Author. Non pas tant au niveau du style et du pessimisme qui habitait l’écrivain juif tchécoslovaque écrivant en allemand, plutôt au niveau de son histoire personnelle et intime. Kafka rencontre Milena Pollak née Jesenska en 1919 à Prague; elle mourra à Ravensbruck en 1944, à 47 ans. Milena, la plus célèbre des amoureuses de Kafka m’a fait pensé à la narratrice du livre Hana Lederova. De plus, Kafka dans son Journal écrit en 1914 : “Qu’ai-je donc de commun avec les juifs? Je n’ai presque rien de commun avec moi.” Les juifs tchécoslovaques de Suzanne Leal auraient pu dire la même chose, d’une certaine manière. Ils ne se considéraient pas vraiment comme juifs, ils étaient surtout et avant tout des tchèques. Dans une de ses lettres à Ottla David en 1921, Kafka rapporte le sort d’Ottla après le divorce d’avec Joseph David, lequel la protégeait des persécutions raciales. Elle fut alors déportee à Theresienstadt, comme Hana Lederova. Le 5 octobre 1943, elle y proposa ses services pour accompagner un groupe d’enfants juifs polonais à Auschwitz, où elle fut assassinée.
Les secrets de famille ont cette particularité de résonner dans les vies des futures générations. Un peu comme les vaguelettes dans les cheveux rappellent une natte tout juste défaite. Ou coupée, comme dans le cas de Hana Lederova à son arrivée à Auschwitz. C’est cette étrange résonnance que Suzanne Leal nous fait découvrir dans son livre. La vérité dans son plus simple appareil. Des destins avortés et des trajectoires tragiques qui m’ont rappelé que les ponts entre œuvres de fictions et histoire étaient parfois la meilleure façon de raconter ce qui s’est vraiment passé.
Au final, il est peu dire que le livre The Deceptions a résonné en moi : les secrets de famille sont ma seconde spécialité après la fuite. Cette résonance a été d’autant plus forte et tenace que je n’ai pu m’empêcher de bâtir des ponts entre le récit de Suzanne Leal et ma propre histoire, ma propre vérité, celle que je me suis construite au travers de mes écrits, pour faire sens de mon existence. N’est-ce pas le plus cadeau qu’un livre puisse nous faire ?
O.V.
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