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Un dimanche à Gold Coast


Callum Hawkins filait vers la victoire, il y était presque. Du bord de la route, à deux mètres, je le vis passer à toute allure sous le soleil brulant. Il lui restait encore deux kilomètres avant de remporter le marathon des Jeux du Commonwealth à Gold Coast. Deux petits kilomètres. Ce n’est que plus tard que j’appris la nouvelle de son effondrement, devant la télé. Le bonheur était à portée de pied, il le voyait. Mais cette fois-ci, il n’était pas pour lui. Ni pour moi. Même si, dans mon cas, c’était une vieille histoire… celle du Paris Versailles 2011.

O.V.

Un dimanche à Versailles

Le dimanche 25 septembre 2011 ne fut pas un dimanche ordinaire. Sortant péniblement du lit vers 8 heures, ma première pensée fut pour Maria. Un an jour pour jour depuis notre mariage au Chelsea Old Town Hall, à Londres. Ce jour-là, le soleil avait beau briller de tous ses feux, il faisait froid. J’eus beaucoup de mal à contenir mes émotions devant l’officier de mairie, avec nos familles et amis dans le dos. La journée en fut d’autant plus superbe. Douce, pleine de promesses. Un an plus tard, c’est dans mon appartement de Montmartre que je me réveillai en sursaut, un peu vaseux. Il me semblait que je venais tout juste de m’endormir. Je n’étais pas sorti la veille pourtant, il m’arrivait simplement de ne pas trouver le sommeil pendant des heures. Des pensées douces me traversèrent – anniversaire, mariage –, mais je sentais les poches sous mes yeux, lourdes et douloureuses. Peu m’importait, j’avais à cœur de voir mon sac à médailles se remplir un peu plus.

Je pris mon petit déjeuner à La Mascotte, rue des Abbesses. Une formule complète : café noir, tranche de quatre-quarts, croissant, tartines beurrées et jus d’orange. Le tout pour dix euros. Dans un état de demi-sommeil, je ne me souvenais plus si j’avais payé ou non en sortant. Je me suis activé et préparé, accrochant consciencieusement ma puce électronique et mon dossard, à l’aide des 4 épingles que Cédric avait pris le soin de cacher sous son paillasson la veille au soir. Caroline et lui habitaient désormais rue Aristide Bruand, une rue parallèle à la rue Lepic. Ils s’étaient donc installés à cinquante mètres de chez moi ; pratique pour les urgences telles que celle de récupérer des épingles dont je ne dispose pas et que mon frère possède en pagaille.

Métro direction Ternes. C’est là que j’ai rejoint Vincent. On avait prévu de courir ensemble, jusqu’à la fin si possible. Même si, soyons honnête, il est difficile voire impossible de ne pas se perdre de vue pendant une telle épreuve populaire. Avec 25 000 humains au départ. Nous nous sommes échauffés en trottinant jusqu’au Trocadéro. La lumière du matin était belle. À l’approche de la tour Eiffel, un silence se fit, comme par respect. Et puis rapidement, nous prirent place dans la file des coureurs. Il n’y avait pas de sas par couleur de dossard, comme c’est habituellement le cas dans ce genre de course. Nous sommes donc restés debout en piétinant pendant 30 ou 45 minutes avant de passer la ligne de départ. Jusqu’à ce que le coup de feu retentisse. C’était parti pour 16 kilomètres sous le soleil de septembre et la côte de la route des Gardes, fameuse tant pour sa longueur que pour son angle d’inclinaison. Avec Vincent, nous courions côte à côte, je le regardais de temps en temps du coin de l’œil. Ce jour-là, il était mon « coach », celui qui allait s’assurer que je n’irais pas « dans le mur », comme on dit dans le jargon de la course à pied. Cela m’était arrivé plusieurs fois déjà, d’aller dans le mur, Vincent le sait, il me connait bien depuis le temps. Deux fois au moins, au marathon de Paris 2007 et au Paris Versailles 2009. En 2010, j’avais fait l’impasse, impossible de faire autrement : la course ralliant Paris au château tombait le jour de mon mariage. Vous vous souvenez ? C’était le 25 septembre 2010.

À 12 km/heure, j’étais « sous contrôle », me disait Vincent en souriant, le pouce levé en guise de récompense. Tout allait pour le mieux. Au Km 5, c’était le premier ravitaillement, et je me fis ralentir par des coureurs qui s’attardaient à prendre des quartiers d’orange, des sucres, des boissons vitaminées. D’impatience, je m’emparai seulement d’un verre d’eau avant de foncer vers Vincent, une quinzaine de mètres devant moi.

Nous commencèrent à monter la côte des Gardes, c’était difficile mais j’aimais les montées, elles me permettaient de montrer ma puissance musculaire. 15 ans de foot en club, mes cuisses étaient d’acier. Mes mollets aussi. Je n’avais peur de rien. Vincent était derrière moi pendant toute la montée. Au Km 9, au sommet de la côte, nous étions de nouveau côte à côte. J’étais fatigué, de façon inexplicable, et obligé de ralentir. Vincent, lui, continuait au même rythme de 12 km/heure. Un métronome. Je le voyais s’éloigner peu à peu tandis que je continuais de ne pas accélérer. Je ne le revis pas de toute la course, mon coach disparut dans la nature. Sans lui, la fatigue allait en s’accroissant, malgré mon ralentissement marqué. Les coureurs que j’avais dépassés me rattrapaient. Je profitais des légères descentes pour me décontracter, mais à chaque nouveau faux plat qui s’amorçait, c’était un nouveau combat qui s’annonçait, encore plus difficile que le précédent. Je m’encourageais en criant « Allez ! » ; les autres coureurs souriaient ou me jetaient des regards circonspects. Au Km 14, j’étais au début de l’avenue menant au château, j’y étais presque. Même si je ne voulais pas me l’avouer, cela ne changeait pourtant rien à l’affaire, je me sentais comme vidé de toute force. Je me suis arrêté de courir, marchant quelques secondes. « Quelle faiblesse ! » Ma petite voix intérieure s’en mêla et je me remis à courir. J’avais très chaud, alors j’ai arraché le bandeau Nike de ma tête, soulevé mon tee-shirt pour faire circuler l’air. Juste avant la lumière blanche, rapide, comme celle d’un flash. Une lumière pure, sans aucune teinte, comme sous un de ces projecteurs de cinéma. Je crus un instant avoir rêvé.

Je ne me suis souvenu de rien. Ce sont les sauveteurs de la Croix Rouge qui m’ont dit que je m’étais « effondré ». Le mot me parut un peu exagéré. Quelque chose s’était passé et je ne m’en souvenais pas. Allongé, groggy, extenué, je ne pouvais ni parler ni bouger, j’étais comme paralysé sur un brancard, au bord de la route.

Une tête apparut au-dessus de moi et l’on me posa un tas de questions douloureuses : mon nom, où j’habitais, si j’étais seul. Je ne pouvais pas répondre, je ne connaissais plus les réponses. Mon cerveau était brouillé, et je me sentais partir. Je me pinçais, me mordais, je suis même allé jusqu’à me mettre une gifle, mais rien n’y faisait, je continuais de partir. Vraiment. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais peur, j’avais froid. Je rêvais de fermer les yeux. « Non ! », on m’ordonnait de ne pas laisser tomber sur mes yeux mes lourdes paupières. Avec une voix faible, et au prix d’un effort qui me semblait surhumain, je dis alors : « Vous pouvez faire quelque chose ? Aidez-moi, s’il vous plaît. » Je me tailladais les avant-bras avec ma clef d’appartement mais je ne ressentais plus rien, pas même les coups de plus en plus violents que je m’infligeais. Levant légèrement la tête, je vis un sapeur-pompier parler à un autre sauveteur sous le couvert de sa main.

« Vous pouvez m’appeler une ambulance, s’il vous plaît ? dis-je.

— C’est fait, mais elles sont toutes prises. On en attend une de libre », m’a-t-on répondu.

Rien n’allait plus. Je me sentais de plus en plus faible et souffrant, je jetais ma tête dans tous les sens, comme pour trouver un second souffle, ou une seconde vie, je ne sais plus. On me faisait boire de l’eau sucrée, on me prenait ma tension, mon pouls et je continuais de lutter contre cette aspiration qui ne cessait de m’entraîner vers un lieu que je ne connaissais pas. Était-ce la mort ? Je ne savais pas, mais le pressentais. Des pensées noires inondaient mon esprit fatigué. « Pourquoi j’ai fait cette course ? Mais pourquoi j’ai fait cette course ! » criai-je. Une double tristesse, terrible et cruelle, m’avait envahi. Mourir le jour de mon anniversaire de mariage ; ne pas avoir fait d’enfant à Maria.

On m’a allongé sur le brancard, les feuilles et les branches s’agitaient paisiblement au-dessus de mes yeux, tandis que mon cœur continuait de battre à toute allure. Je n’avais plus rien sur moi si ce n’est mon short. Je regardais les feuilles s’agiter quand, tout à coup, un mal soudain me fit revenir à moi. Des crampes terribles dans mes cuisses jadis « cuisses d’acier ». On me retourna pour me mettre sur le ventre, en me demandant de respirer le plus fort possible par la bouche. Je l’ai fait jusqu’à temps qu’on me retourne à nouveau, et que deux sauveteurs femmes commencent à me masser mes cuisses meurtries de crampes. Je voyais mes muscles se tordre sous ma peau, mais pour moi, c’était un peu comme une renaissance, une deuxième vie. La douleur est si douce lorsque l’on sait que l’on ne va pas mourir. Alors, ni l’ambulance ni les sirènes ne m’impressionnaient plus. Je savais que j’allais vivre. Je me suis tourné de côté, sur mon flanc gauche, et j’ai commencé à vomir avec profusion. Je me suis répandu en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs, vomissures, salive. Toutes les émotions chargées d’angoisses étaient expulsées comme un noyau que l’on a depuis trop longtemps dans la bouche. Au travers de la vitre, j’aperçus la ligne d’arrivée et me demandai si ma puce électronique allait fonctionner. Même si mon temps n’était pas bon, au moins, j’aurais la satisfaction d’avoir terminé la course, j’aurais droit à ma médaille, peut-être ? Et puis ces pensées sont passées, peut-être n’avaient-elles jamais existé. En route pour l’hôpital de campagne, je fixais le plafond de l’ambulance sans bouger les paupières, comme pour faire le mort. Mais j’étais vivant, bien vivant, alors j’ai profité du moment. J’ai fermé mes yeux, en souriant.

Olivier Vojetta

Texte écrit le 1er octobre 2011


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